Bruce Springsteen
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The New Yorker, 30 juillet 2012

Nous sommes vivants



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The New Yorker, 30 juillet 2012
La vie de Springsteen ces deux dernières décennies a été, selon toute apparence, notoirement équilibrée. En 1991, il a épousé Patti Scialfa, partie intégrante de l’univers musical d’Asbury Park, et qui a rejoint le groupe en tant que chanteuse. Le père de Scialfa était un entrepreneur immobilier, et elle avait étudié la musique à l’université de New York.

Alors que Springsteen est en tournée, je me suis rendu en voiture à Colts Neck, où lui et Patti vivent dans une ferme de 155 hectares. Ils ont trois enfants, deux fils et une fille, et quand les enfants étaient petits, la famille habitait plus près de la plage, à Rumson, New Jersey. Rumson est riche comme une banlieue peut l’être. Colts Neck ressemble plus à Middleburg, Virginie. Les passionnés de chevaux vivent ici. Tout comme Queen Latifah. Les Springsteen possèdent aussi des maisons à Beverly Hills et à Wellington, Floride.

Springsteen est loin d’être insensible aux charmes de sa propre chance (''Je vois les choses en grand''), pourtant, Patti, qui a grandi près de lui, mais avec beaucoup plus d’argent, voit les choses encore plus en grand. Quand ils ont emménagé à Colts Neck, elle a embauché Rose Tarlow, designer d’intérieur qui avait travaillé pour leur ami David Geffen, pour décorer la maison. Quand j’arrive, un garde de sécurité me conduit vers un ensemble de garages, transformés en studio d’enregistrement et en une suite de salons. Les murs sont décorés de photographies de, comme on peut s’y attendre, Bruce Springsteen; les tables et les étagères sont chargées de livres sur la musique populaire, avec un accent sur Presley, Dylan, Guthrie, et Springsteen. Il y a une grande télévision, une machine expresso et une canne dans un cadre qui a appartenu autrefois à Presley et qu’il a détruite, en 1973, dans un accès de dépit.

Patti Scialfa arrive un moment plus tard, nonchalamment escortée par deux grands bergers allemands. Une grande femme mince, approchant la soixantaine, avec une impressionnante chevelure rousse, elle est chaleureuse et souriante, offrant de l’eau de manière naturelle; elle semble aussi un peu nerveuse. Scialfa, comme son mari, a une vie magnifiquement confortable, mais sa position est étrange et elle n’en parle pas souvent en public. Lors des concerts, elle joue à deux micros de son mari, sur sa gauche, une position privilégiée pour inspecter, soir après soir, les milliers de regards affamés dirigés vers lui. Scialfa a enregistré trois albums personnels. Au sein du E Street Band, qu’elle a rejoint il y a 28 ans, elle joue de la guitare acoustique et elle chante, mais comme elle me l’a dit, ''Je dois dire que ma place dans le groupe est plus figurative que musicale''. Sur scène, on entend à peine sa guitare, et elle est l’une des nombreux choristes. Pourtant, personne dans la foule n’ignore qu’elle est la femme de Springsteen - sa ''fille du New Jersey'', sa ''rousse'', comme le mentionnent les chansons et - à tout moment de représentation sur scène, elle flirte, repousse, se pâme ou danse. Le E Street Band est un ensemble non seulement de musiciens, mais aussi de personnalités, et Scialfa joue habilement son rôle d’Objet de Convoitise et d’Épouse Perplexe, tout comme Steve Van Zandt joue le rôle de son Meilleur Copain. ''Parfois, la frustration me gagne quand je voudrais mettre quelque chose sur la table qui soit plus exceptionnel'', dit-elle, ''mais dans le groupe, dans le contexte du groupe, il n’y a pas de place pour ça''.

Sur les deux dernières tournées, Scialfa a été présente par intermittences. Elle rate des concerts pour être avec ses enfants: le plus âgé, Evan, vient juste d’être diplômé de l’université de Boston; leur fille, Jessica, est à Duke et fait de l’équitation sur le circuit hippique international, et le plus jeune, Sam, fera sa première année cet automne au Bard College. Être présente pour les enfants est une priorité. ''Quand j’étais jeune, je me suis sentie vraiment, vraiment vulnérable'', dit Scialfa. ''Alors, je voulais que les choses soient détendues et équilibrées et qu’il y ait quelqu’un à la maison et s’assurer qu’ils se sentaient entourés au moment de partir à l’école''. Elle ajoute, ''Le plus difficile, c’est de se partager, le sentiment qu’on ne fait jamais aucun boulot vraiment à fond''.

Il a fallu du temps pour arriver à ce que Springsteen, isolationniste de nature, s’installe au sein d’un vrai mariage et résiste à la tentation de ne penser qu’à sa musique et à la scène. ''Aujourd'hui, je vois que deux des meilleurs jours de ma vie'', a-t-il déclaré une fois à un journaliste de Rolling Stone, ''c’était le jour où j’ai pris une guitare et le jour où j’ai appris à la poser''.

Scialfa en sourit. ''Quand vous êtes aussi sérieux et aussi créatif, et que vous êtes aussi peu confiant sur un plan personnel, et que votre art vous a tellement apporté, alors votre capacité créative devient votre remède'', dit-elle. ''C’est la seule chose qui vous procure cette stabilité, cette joie, cette estime de soi. Et alors vous dites, 'Personne ne touchera jamais à cette partie de moi'. Quand vous êtes jeune, ça fonctionne, parce que ça vous amène du point A au point B. Quand vous prenez de l'âge, quand vous essayez d’avoir une famille et des enfants, ça ne marche pas. Je pense que certains artistes peuvent être enclins à protéger si bien la source de leur inspiration, qu’ils en arrivent à protéger également les parts d’eux-mêmes qui sont malveillantes. Vous commencez à voir que quelque chose est cassé. Il ne s’agit pas simplement d’être le loup solitaire de la mythologie; quelque chose est cassé. Bruce est très intelligent. Il voulait une famille, il voulait construire une relation, et il y a travaillé beaucoup, beaucoup, beaucoup - autant qu’il travaille à sa musique''.

J’ai demandé à Patti comment il y était finalement parvenu. ''De toute évidence, par la thérapie'', dit-elle. ''Il a réussi à se regarder en face et à combattre le problème''. Et pourtant rien de tout ceci n’a permis à Springsteen de se déclarer libéré et quitte. ''Je n'ai pas eu peur'', dit Scialfa. ''J’ai moi-même souffert de la dépression, alors je savais ce que c’était. La dépression clinique - je savais ce que c’était. Je me sentais vraiment semblable à lui''.

Au début de leur vie de couple, l’idée que Bruce et Patti se faisaient des vacances parfaites, c’était de monter dans une voiture et conduire jusqu’à la Vallée de la Mort, louer un hôtel bon marché, sans télévision et sans téléphone, et se promener tout simplement. Maintenant, ils partent plutôt en vacances avec leurs enfants, ou en croisière sur la Méditerranée sur le yacht de David Geffen. ''Je me souviens du moment où ma famille a commencé à être assez riche, et il y avait des gens qui essayaient de nous culpabiliser d’être riches'', dit-elle. ''En résumé, si votre art est intact, votre art est intact. Qui a écrit Anna Karénine ? Tolstoï ? C’était un aristocrate ! Son œuvre était-elle moins authentique ? Si vous avez assez de chance d’avoir un réel talent et que vous l’avez nourri et entretenu et protégé et que vous avez été vigilant à son égard, pouvez-vous le perdre ? Eh bien, vous pouvez le perdre en restant dehors, à boire des sodas ! Ce n’est pas la peine de mener la grande vie pour ça !''.

Selon Springsteen, son talent créatif a toujours été nourri des courants sombres de son psychisme, et la richesse n’est pas une assurance de bonheur. ''Je suis en analyse depuis 30 ans'', dit-il. ''Vous savez, vous ne pouvez pas sous-estimer le pouvoir subtil du mépris de soi dans toute cette affaire. Vous pensez, 'Je n’aime rien de ce que je vois, je n’aime rien de ce que je fais, mais j’ai besoin de changer ce que je suis, j’ai besoin de me transformer. Je ne connais pas un seul artiste qui ne se nourrit pas de ce carburant. Si vous êtes totalement satisfait de vous-même, personne ne s'engagerait, bordel ! Brando n’aurait pas été acteur. Dylan n’aurait pas écrit Like A Rolling Stone. James Brown n’aurait jamais fait “Uh !”. Il n’aurait jamais recherché ce rythme qui était si difficile. C’est une motivation, cet élément de 'J’ai besoin de me re-fabriquer, de re-fabriquer ma ville, mon public - ce désir de renouvellement''.

Wrecking Ball est aussi politique que What’s Going On ?, que Rage Against The Machine, ou que It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back. Après les querelles politiques de Springsteen dans les années 80, il est devenu de plus en plus engagé sur des questions sociales. Il a chanté le SIDA (Streets Of Philadelphia), la mise à l’écart (The Ghost Of Tom Joad), l’abandon (Spare Parts), et l’Irak (Last To Die). Il a fait des discours sur scène au sujet ''de la détention arbitraire, des écoutes illégales, de la falsification des listes électorales, de la disparition de l’Habeas Corpus''. Son engagement lui a valu des attaques de Bill O’Reilly, de Glenn Beck, et même d’un éditorialiste du Times, John Tierney qui a écrit: ''Le chanteur qui a enregistré Greetings From Asbury Park semble avoir effectué un franchissement idéologique de l’Hudson: Greetings From Central Park West''. En 2004, il a fait campagne pour John Kerry et, en 2008, avec encore plus d’enthousiasme, pour Barack Obama, en mettant une déclaration en ligne sur son site internet disant qu’Obama ''parle à l’Amérique que j’ai imaginée dans ma musique au cours des 35 dernières années, une nation généreuse avec des citoyens désireux de s’attaquer à des problèmes nuancés et complexes, un pays qui s’intéresse au destin collectif et au potentiel d’un esprit rassemblé''. Lors d’un concert au Lincoln Memorial avant l’investiture d’Obama, Springsteen a chanté The Rising avec une chorale gospel, et avec Peter Seeger, il a chanté This Land Is Your Land de Woody Guthrie en incluant, sur une suggestion de Seeger, les deux derniers couplets ''radicaux'' ("Il y avait un mur grand et haut / Qui a essayé de m’arrêter / Un grand panneau / Sur lequel était écrit 'Propriété Privée' / Mais de l’autre côté / Il n'y avait rien d'écrit / Ce côté a été fait pour toi et moi'').

Les chansons sur Wrecking Ball ont été écrites avant le mouvement Occupy Wall Street, mais la rage qui s'en dégage fait écho à la même absence de responsabilité. We Are Alive dessine un trait entre les fantômes de grévistes oppressés, de manifestants pour les droits civiques, et de travailleurs, alors que le refrain est une sorte de communion parmi les morts et un appel aux vivants: ''Nous sommes vivants / Et même si nos corps gisent seuls ici dans l'obscurité / Nos esprits s'élèvent / Pour porter le feu et allumer l'étincelle''. Pour tout cela, la vision politique - dans l’album Wrecking Ball, aussi bien que dans ses prédécesseurs - n’est pas réellement radicale. Elle est marquée de l’insistance libérale selon laquelle le patriotisme américain est moins une question de suprématie des marchés qu’un sens Rooseveltien de l'équité et un sentiment d'appartenance collectif.

Un soir, j’ai demandé à Springsteen ce qu’il espérait apporter aux gens qui viennent à ses concerts pour passer un bon moment avec ses chansons politiques. Il a secoué la tête et dit, ''Au mieux, elles ont un rôle à la limite de la politique, bien qu’elles essaient d’aller au fond du sujet. Il faut s’en satisfaire. Il faut comprendre que la route est longue, et qu’il y a des gens qui font exactement l’inverse de ce que nous faisons sur cette tournée, et qu’il y aura des gens qui le feront après nous. Je pense que la chose que ce disque essaie de rappeler aux gens, c'est qu’il y a une continuité qui se transmet de génération en génération, un ensemble d’idées exprimées dans une myriade de façons différentes: des livres, des protestations, des essais, des chansons, autour de la table de la cuisine. Ainsi ces idées sont omniprésentes. Et vous n’êtes qu’une goutte d’eau''.

The New Yorker, 30 juillet 2012
Springsteen a de l’admiration pour Obama, pour sa loi sur la santé, pour son sauvetage de l’industrie automobile, pour le retrait d’Irak, pour la mort d’Oussama Ben Laden; il est déçu de son échec à fermer Guantanamo et à nommer plus de champions de la justice économique, et il voit une bienveillance déplacée vis-à-vis des grandes entreprises - les objets habituels d’éloges et de dénigrement des libéraux. Il est méfiant quant à s’impliquer dans une autre campagne. ''Je l’ai fait à deux reprises car les choses étaient tellement désespérées'', dit-il. ''Il me semblait que si je devais un jour utiliser le moindre capital politique dont je disposais, le moment était venu de le faire. Mais plus vous l’utilisez, plus ce capital diminue. Je ne dis pas que je ne le referai jamais, et j’aime toujours soutenir le président, vous savez, c’est quelque chose que je n’ai pas fait pendant longtemps, et je n’ai prévu de le faire à chaque fois''.

On reproche à Springsteen de se prendre trop au sérieux et le microcosme autour de lui le prend tellement au sérieux que, pour un étranger, cela peut parfois ressembler à un cocon de piété. Mais Springsteen peut aussi s’amuser de lui-même. Il y a deux ans, dans l’émission de Jimmy Fallon, il a accepté de se déguiser comme à l’époque de Born To Run - barbe, lunettes d’aviateur, casquette de proxénète souple, veste en cuir - et il s’est présenté avec Jimmy Fallon, déguisé en Neil Young, pour chanter une parodie de la chansonnette de Willow Smith Whip My Hair. Il est difficile d’imaginer, disons, Bob Dylan porter une chemise de travailleur de Bob Dylan de l’époque The Times They Are A-Changin’ et se parodier plus jeune. Dans une émission plus récente, Fallon, à nouveau déguisé en Neil Young, a encore mis Springsteen à l’honneur, cette fois-ci habillé dans sa tenue du mec-normal-du-New-Jersey-musclé des années 80 - complète avec la chemise en jean sans manches. Ils ont chanté un duo de la chanson de soirée Sexy And I Know It de LMFAO: ''Je porte un maillot de bain moulant et j’essaie de bronzer des joues… Je suis sexy, et je le sais !''

En tant qu’auteur et homme de scène, Springsteen est aux commandes d’une variété de thèmes et d’humeurs: comique et grandiose, politique et léger. Au fur et à mesure que la tournée avance, il a modifié les setlists afin que chaque concert soit spécial pour l’occasion. A l’Apollo, il a déclaré que le groupe avait fait son éducation musicale grâce à la soul music. ''Nous avons étudié toutes les matières. La géographie ? Nous avons appris la localisation exacte de Funky Broadway. L’histoire ? A Change Is Gonna Come. Les maths ? 99 And A Half Won’t Fucking Do. A Austin, Springsteen a célébré le 100ème anniversaire de la naissance de Woody Guthrie en débutant le concert par la complainte du travailleur itinérant de Woody, I Ain’t Got No Home et en le terminant avec This Land Is Your Land.

A Tampa, Springsteen a joué American Skin (41 Shots), qui avait été écrite à la suite de l’assassinat d’Amadou Diallo par la police, mais qui était cette fois-ci pour Trayvon Martin, l’adolescent noir, non armé, qui a été tué à Sanford, en Floride. Lors du premier des deux concerts à Philadelphie, Springsteen a rendu hommage à ses origines sur cette Côte en jouant deux titres obscures, datant de ses premières années comme musicien, Seaside Bar Song et Does This Bus Stop at 82nd Street ? Lors d’une incursion dans le public, il a repéré la mère de Max Weinberg, âgée de 97 ans, et l’a embrassée. Le lendemain soir, il a fait venir sur la scène sa mère Adèle, âgée de 87 ans, et a dansé avec elle sur Dancing In The Dark. Dans le New Jersey, Springsteen a intensifié l’hommage à Clarence Clemons. Pendant la dernière chanson, Tenth Avenue Freeze-Out, il a interrompu la musique après la phrase ''The Big Man joined the band'', et un film de Clemons a défilé sur les écrans au-dessus de la scène. (''Mec, c’était à la limite du supportable'', m'a dit plus tard le percussionniste Everett Bradley. ''Je pleurais tellement !'').

A chaque concert, la différence musicale la plus frappante entre l’ancien E Street Band et le nouveau, c’était l’importance de plus en plus grande donnée à Jake Clemons. Son jeu s’est renforcé, sa volonté d’investir le centre de la scène s’est affirmée. Après quelques concerts, il faisait le moon-walk sur la scène. Et pourtant, à chaque fois que Springsteen rend hommage à Clarence Clemons, Jake semble être submergé, frappant à deux reprises sa poitrine en respect pour son oncle et en remerciement pour la réaction du public. ''Tout le monde veut faire partie de quelque chose de plus grand que soit-même'', dit Jake. ''Un concert de Springsteen, c’est beaucoup de choses, et c’est en partie une expérience religieuse. Peut-être descend-t-il de David, un jeune berger qui faisait de la belle musique, afin que les fous soient moins fous et que le roi Saul finalement se détende. La religion est un système de règles, d’ordre et d’attentes, et elle unit les gens dans un but. Il y a vraiment un composant chez Bruce qui est surnaturel. Bruce, c’est Moïse ! Il a conduit les gens loin du pays du disco !''.

Un soir, alors que Springsteen attendait le début du concert, je lui ai demandé quelle part, à son avis, sa constitution avait joué pour qu’il devienne l'artiste et le chanteur qu’il est. ''J’ai probablement travaillé plus dur que n’importe quelle personne que j’ai jamais vu'', a-t-il dit. Mais il y avait également, pensait-il, un élément psychologique fondamental: ''J’ai recherché quelque chose que j’avais besoin de faire. C’est un boulot qui est rempli d’égo, de vanité et de narcissisme, et vous avez besoin de tous ces éléments pour bien le faire. Mais vous ne pouvez pas laisser ces éléments-là vous envahir complètement non plus. Vous avez besoin de tous ces éléments, mais avec une maîtrise relative. Et ce qui est une maîtrise relative pour moi peut ne pas l’être aux yeux de mes amis ou des membres de ma famille, si vous leur posez la question ! C’est une maîtrise relative pour des gens qui font ce que je fais. Mais vous avez besoin de ces éléments-là, parce que ce sont vos besoins qui vous dirigent - le désir primaire et le besoin primaire d’amener les gens et de vous amener à un stade d’excitation ultime. Les gens ont poursuivi ça à travers l’histoire de la civilisation. C’est un boulot étrange, et pour beaucoup de gens, c’est un boulot dangereux. Mais ces éléments sont à l’origine de tout ça''.

En mai, la tournée est partie pour une série de trois mois de concerts dans les stades en Europe. A Barcelone, Springsteen séjourne dans une suite, avec une terrasse privée et un jacuzzi, au Florida, un magnifique hôtel sur le haut d’une colline qui surplombe la ville, le groupe et les techniciens séjournent à l’hôtel Arts, un 5 étoiles sur la plage. Dans l'après-midi, une caravane de monospaces noirs Mercedes emmène les musiciens à toute allure (quelques membres du groupe ont leurs propres assistants de voyage), jusqu’au Stade Olympique pour la balance. Chassez toutes les images de la légende du rock: oubliez les batteurs dissolus affalés dans une brume de drogués dans le vestiaire d’un quelconque stade, oubliez les roadies qui font basculer des télévisions et des bouteilles de Jack Daniels vides par-dessus le balcon de l’hôtel dans la piscine. La tournée de Springsteen est aussi décadente que les Ice Capades (7). Les membres du groupe parlent de leurs enfants qui leur manquent, du décalage horaire et de la réception wi-fi de l’hôtel.

''Pour avoir du succès de nos jours, vous avez plus de chances d’être un athlète qu’un drogué'', m’a dit Van Zandt. ''Vous passez par cette phase de drogues et d’alcool, et si vous en sortez, vous voyez que toutes les récompenses viennent dans la longévité. La longévité est plus drôle que la drogue. Et puis, c’est le boulot. Pour ça, vous devez avoir les idées claires”.

Le haut de l’échelle de l’industrie des tournées de la musique pop est, comme la Silicon Valley, dominé par un petit nombre d’entreprises: Lady Gaga, Madonna, U2, Jon Bon Jovi, Jay-Z, et très peu d’autres. La chute vers l’échelon inférieur est abrupte. Springsteen n’est plus dans la phase “Beatlemaniaque” du milieu des années 80 - une période de mini-émeutes autour de ses hôtels - mais il peut encore remplir des stades autour de la I-95 (8) et dans d’autres villes des États-Unis. Il est même encore plus populaire en Europe. Les piétinements rythmés de ses fans au Ullevi, un stade de football à Göteborg, en 1985, en ont abimé les fondations, un épisode connu dans l’histoire de Springsteen comme ''la fois où Bruce a cassé un Stade''. En Europe, cet esprit persiste.

Il est vraisemblable que la tournée Wrecking Ball dure un an. James Brown donnait beaucoup plus de concerts par an, mais il ne jouait jamais aussi longtemps, ni avec un tel effort physique. Quelques soirs, Springsteen s’attarde un peu plus longtemps dans sa loge, pour se conditionner pour courir, sauter et crier, mais il n’a jamais l’idée de passer la main.

''Une fois que les gens ont acheté ces billets, c’est une option que je n’ai pas'', m’a-t-il dit. Nous étions seuls dans une grande loge improvisée à Barcelone. ''Rappelez-vous que nous sommes aussi à la tête d’une entreprise, alors il y a un échange commercial et ce ticket, c’est ma poignée de main. Ce ticket, c’est la promesse que je vous fais, la promesse que jusqu’au bout je ferai tout ce que je peux. C’est mon contrat. Et depuis que je suis jeune, je l'ai pris au sérieux''. Bien qu’il y ait des soirs, où dans sa loge, il se sent épuisé, la scène apporte toujours sa magie: ''Tout d’un coup, la fatigue disparaît. Une transformation s’opère. C’est ce que nous vendons. Nous vendons cette possibilité. Ce n’est qu’une demi-plaisanterie: je monte sur scène et - clac - Êtes-vous prêts à être transformés ? Quoi ? A un concert de rock ? Par un gars avec une guitare ? C’est en partie une blague, et en partie vrai. Allons-y et voyons si on y arrive''.

Une gentillesse que Springsteen concède à son corps, c’est plus de jours de repos, gardant du temps pour sa famille, pour le sport, pour écouter de la musique, regarder des films, lire. Récemment, il s’est passionné pour la fiction russe. ''Je compense - ce qu'il m'a manqué au début'', dit-il. ''J’ai un peu plus de soixante ans, et je me dis, 'Il y a beaucoup d’écrivains russes ! Qu’est-ce qu’on leur trouve ?' Alors, j’étais curieux, tout simplement. Les Frères Karamazov: c’était un livre incroyable. Puis, j’ai lu Le Joueur. Le jeu social dans la première partie était la moins intéressante à mon goût, mais la seconde moitié, au sujet de l’obsession, était drôle. Ça me parlait. J’étais un grand fan de John Cheever, alors quand j’ai commencé à lire Tchekhov, j’ai compris d’où venait Cheever. Et j’étais un grand fan de Philip Roth, alors je me suis mis à lire Saul Bellow, Les Aventures d’Augie March. Ce sont là de nouvelles connections pour moi. Ce serait comme découvrir maintenant que les Stones ont repris Chuck Berry !''

Springsteen était assis près d’une table basse, couvertes de médiators, de capodastres, d’harmonicas et de feuilles de papier avec des listes de chansons écrites au marqueur noir large. Après la balance, il essaie d’imaginer le concert de ce soir. Le reste du groupe et de l’équipe est dans le hall au réfectoire - une cantine improvisée. Ce soir, le menu, c’est du jarret de veau, du mérou, et plusieurs options végétariennes, sans parler d’une demi-douzaine de salades et un magasin de desserts (''Est-ce que tu as essayé ce truc espagnol à la banane ? C’est incroyable !'') Les membres du groupe attendent que Springsteen distribue la setlist de la soirée. Les anciens sont calmes, mais les membres les plus récents attendent avec une dose d’anxiété. ''Je panique toujours, j’ai des cauchemars à l’idée qu’il va sortir quelque chose que je n’ai jamais entendu quinze minutes avant de monter sur scène'', dit Jake Clemons.

Des milliers de fans, dont un grand nombre attend dehors depuis le matin même, ont été autorisés à entrer dans le stade à 18 heures pour un concert qui ne commencera pas avant 22 heures. J’ai remarqué quelques jeunes espagnols portant une pancarte en anglais, qui disait ''Bruce, Merci de rendre nos vies plus faciles''. J’ai essayé d’imaginer une pancarte telle que celle-là pour - qui ? Lou Reed ? AC/DC ? Bon Jovi ? (“Richie Sambora, Merci de rendre nos vies plus faciles”. J’en doute). Les échanges mutuels hyper sincères entre Springsteen et ses fans, qui semblent sirupeux aux non-initiés et aux indifférents, c’est ce qui le distingue lui et ses prestations. Quarante ans que ça dure, et pourtant, encore une heure avant de monter sur scène, il était en train d’essayer de donner un sens à cet échange.

''Vous êtes isolé, et pourtant vous désirez parler à quelqu’un'', dit Springsteen. ''Vous êtes en état de faiblesse, alors vous recherchez un impact, la reconnaissance que vous êtes vivant et que vous existez. Nous espérons que nous faisons repartir les gens de la salle dans laquelle nous jouons avec une conscience un peu plus grande des options qui s’offrent à eux, émotionnellement, et peut-être communautairement. Vous les valorisez un peu, ils nous valorisent. Tout ceci est une lutte contre la futilité et la solitude existentielle ! C’est un peu comme si nous étions tous blottis les uns contre les autres autour d’un feu à essayer de chasser ce sens de l’inévitable. C’est ce que nous faisons les uns pour les autres''.

"J’essaie de donner un concert que le gamin au premier rang va venir voir et n’oubliera jamais", continue-t-il. "Notre effort, c’est de rester avec vous. Point. De faire en sorte que vous vous joignez à nous et que vous nous autorisez à nous joindre à vous pour le voyage - tout le voyage. C’est à ça que nous nous employons depuis toujours, et ce concert est le dernier acompte, et, de bien des manières, c’est l’acompte le plus compliqué, parce que par bien des aspects, il s’agit de la fin de ce voyage. Il y a des gamins qui viennent au concert et qui n’auront jamais vu le groupe avec Clarence Clemons ou Danny Federici - des gens qui ont fait partie de ce groupe pendant trente ans. Alors notre boulot, c’est d’honorer les gens qui se sont tenus sur cette scène et d’offrir le meilleur spectacle jamais produit. Pour y parvenir, il faut reconnaître ses pertes et ses défaites, aussi bien que ses victoires. Il y a une finitude, bien que la fin puisse encore être éloignée. Nous finissons la soirée avec une fête, mais ce n’est pas une fête simple. C’est la fête de la vie - c’est ce que nous essayons d’apporter".

Il y a deux semaines, une des tantes bien-aimées de Springteen est décédée. Et maintenant, la veille du premier concert à Barcelone, Mary Van Zandt, la maman de Steve, est décédée à Red Bank. "Quand j’étais enfant, il y avait des morts régulièrement", dit Springsteen. "Et puis, il y a une période où, sauf accident, il n’y a pas de mort, et puis vous atteignez une période où ça arrive à nouveau régulièrement. Nous sommes entrés dans cette période".

Un petit moment plus tard, après avoir changé son jean de tous les jours pour son jean de scène, Springsteen a parcouru le tunnel du stade avec le groupe en direction de la scène. La dernière chose qu’il a vue avant de se diriger vers le micro et une explosion de lumière, c’est un papier collé sur la dernière marche sur lequel est inscrit "Barcelona". Il y a quelques années, lors d’un concert en salle à Auburn Hills, il a salué la foule en criant "Bonjour Ohio !". Finalement, Van Zandt l’a pris à part pour lui dire qu’ils étaient dans le Michigan.

Springsteen a jeté un coup d’œil à la marche et s’est avancé dans la lumière des projecteurs.

"Hola, Barcelona !", a-t-il crié à une marée de 45 000 personnes. "Hola Catalunya !"
The New Yorker, 30 juillet 2012


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